• L'impolitesse du désespoir

     

     

    L'impolitesse du désespoir

     
      
      
    Je n'ai pas d'humour. Voilà, comme ça, c'est dit. J'ai préféré préciser ce point d'entrée de jeu pour que les choses soient claires... Parce qu'on va me le reprocher, et parce que c'est aussi de ça dont je voudrais parler : de toutes ces situations où l'on reproche à l'autre de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir comprendre que c'est de l'humour.
      
      
    De ces petites phrases simples que l'on lâche facilement : "c'est bon, c'est de l'humour", "c'est pas sérieux", "faut pas le prendre au premier degré", "mais personne n'y croit vraiment !", et toutes ces sortes de choses. Et comme je n'ai pas d'humour, je vais faire appel pour cela à quelqu'un qui en avait beaucoup : Erving Goffman.


      
      
    Ce sont des petites remarques qu'il n'est pas rare d'entendre. Généralement, le contexte est le suivant : quelqu'un fait une blague qui, pour une raison ou une autre, blesse quelqu'un d'autre ou soulève chez celui-ci une certaine indignation ; ce dernier le fait savoir ; le premier réponds alors que ce n'est que de l'humour et que ce n'est pas important.


    En tant qu'enseignant, j'y suis sans cesse confronté : des élèves qui se traitent de "pédé", "tarlouze", "sale arabe", "enculé", "pute", "pétasse", "fils de pute", "enculé de ta race", "bougnoule", j'en passe et des pas mûres, c'est malheureusement courant...
      
      
    Et lorsqu'on leur fait une remarque à ce propos, la réaction est toujours la même : grands yeux écarquillés, air étonné, "mais m'sieur, c'est une blague" ou "mais il sait que je rigole, hein que tu sais que je rigole, enculé ?".
      
    Cette réaction, on la retrouve aussi à tous les niveaux, entre adultes, chez les amuseurs professionnels, etc. Pour le 8 mars qui vient de passer, on en a vu, comme chaque année, de toutes sortes.
      


    Le système de points de Martin Viderg, réutilisable tous les 8 mars
      
      
      
    A chaque fois, l'idée est la même : les mots utilisés ne font pas sens pour les individus.
      
    Le fait de traiter quelqu'un d'enculé ou de dire à une femme "bon, t'es gentille, va me faire un sandwich" ne serait pas homophobe ou sexiste parce que les individus qui utilisent ces expressions et parfois celles qui les reçoivent n'y attacheraient pas d'importance.
      
    Cette légèreté, parfois rebaptisée "second degré", absoudrait tout caractère nuisible aux expressions, simples jeux de langage dont celui qui s'offusque échouerait simplement à percevoir la véritable signification.
      
    Et finalement, ce qui en vient à être revendiqué est toujours la même chose : le droit à faire des blagues qui visent certaines personnes ou certains groupes sans avoir à en être responsable - la liberté d'expression se transformant en obligation pour les autres de ne pas venir vous déranger.
      



    En tant que sociologue, je ne peux pas rejeter l'idée que c'est le sens que donnent les individus aux mots qui compte, et je ne peux qu'être attentif aux appropriations et réappropriations des termes et des expressions.
      
    De la même façon que la violence dans les jeux vidéo n'est pas une adhésion à la violence, je peux envisager que le recours à des remarques sexistes ou racistes ne signifient pas une adhésion au racisme ou au sexisme. Mais je suis aussi attentif au fait que ce n'est pas les intentions des individus qui comptent, mais leurs actes, et les conséquences de ceux-ci.
      
    En matière d'humour, le geste critique de la sociologie ne peut être que de rappeler que celui-ci n'existe pas dans un mystérieux continuum situé hors de la société, mais au cœur d'interactions entre des individus des individus et des groupes.

    Partons donc de là : qu'est-ce qu'une interaction et de quelle interaction parle-t-on ? Imaginons la situation suivante : vous marchez dans la rue, et sans le vouloir, vous écrasiez le pied d'une autre personne.
     
     
    Comment allez-vous réagir ?
      
    Le plus probable est que vous ressentiez de l'embarras.
      
    A priori, l'embarras peut sembler être une réaction à la fois émotionnelle et incontrôlée, et témoigner d'une erreur, d'une déviance, ou d'un problème.
      
    C'est là qu'intervient Erving Goffman : dans un des chapitres de ce grand livre qu'est Les rites d'interaction, il nous dit que rien n'est plus social et plus normal que l'embarras.

    A quels moments sommes-nous embarrassés ?
      
    L'embarras prend toujours place dans une interaction : il intervient en fait lorsque quelque chose dans l'interaction ne se déroule pas selon le script prévu, lorsque les attentes que l'on avait placé dans l'interaction n'apparaissent pas réalisables.
      
    Lors d'une interaction, chacun intervient avec certaines prétentions, chacun essaye de "sauver la face" : vous voulez vous présenter sous un jour favorable, et généralement vous cherchez à protéger la représentation que l'autre a de lui-même.
      
    C'est à ces conditions qu'une interaction peut se dérouler de façon correcte.
      
    En marchant sur le pied d'un inconnu, vous affectez sa face :
      
    la douleur l'oblige à montrer des émotions, à sortir du rôle auquel il prétend. Mais c'est surtout votre face qui est touchée :
      
    vous pourriez passer pour quelqu'un d'agressif ou de peu soucieux des autres. Il y a alors différentes façons de reconstituer votre face et de défendre le cours de l'interaction.
      
    S'excuser ou être embarrassé en font partie. Partant de là, on comprends que l'embarras, loin d'être une faiblesse d'un individu, est "une partie normale de la vie sociale normale" :

    A ce niveau, loin d'être une impulsion irrationnelle qui viendrait transpercer le comportement régulier socialement prescrit, fait partie intégrante de celui-ci. Les signes d'émoi sont un exemple extrême de ces actes, qui constituent une classe importante, ordinairement spontanés et néanmoins aussi attendus et obligatoires que s'ils étaient consciemment décidés.

    Dans le cas de l'écraseur de pied, son embarras non seulement sauve sa face, mais en plus autorise sa victime involontaire à lui pardonner : inutile pour elle de rentrer dans une attitude de défi ou de violence, inutile qu'elle cherche à défendre son intégrité contre une agression extérieure.
      
    L'embarras s'inscrit dans un script social où nous ne faisons que jouer.
      
    Tant que nous nous en tenons à ce script, chacun peut vaquer à ses occupations sans que les autres ne représentent une menace pour lui : s'il y a une petite agression et que celle-ci s'inscrit d'emblée dans un scénario qui en élimine la charge destructrice pour le moi de chacun, elle est sans importance et peut facilement être ignorée. Autrement dit, l'embarras est l'un des signes normaux qui disent que ce qui vient de se passer n'a pas d'importance.

    Vous l'aurez compris : c'est la même chose pour les blagues.
      
    Lorsqu'une blague affecte la face d'une personne, lorsqu'elle dévalorise l'identité à laquelle elle s'attache, en la renvoyant à une image qui lui déplaît, sa réaction va être de défendre sa face : répondant coup pour coup, il est fort probable qu'elle attaque celle du blagueur, lui reprochant d'être raciste ou sexiste ou, plus simplement, de manquer de considération envers les sentiments des autres.
      
      
    Si la blessure faite à l'autre est effectivement involontaire, et si véritablement l'enjeu est "sans importance", on pourrait s'attendre à ce que l'embarras soit une réaction logique à cette situation : une façon de maintenir l'interaction avec l'autre ou, tout au moins, de maintenir la paix dans les relations et sa propre face. Pourtant, c'est rarement la réaction qui domine.

    En quoi consiste alors le "oh, c'est bon, c'est de l'humour" ou le "tu comprends pas le second degré ou quoi ?"
      
    qui est la défense si souvent utilisée dans ces cas-là ? Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de sauver la face
      
    - "je ne suis pas raciste voyons". Il s'agit aussi d'une attaque contre la face de l'autre : après avoir détruit une première fois la représentation positive que l'autre essaye de donner de lui, vous en remettez une couche en détruisant une autre partie de cette face.
      
    Une double peine en quelque sorte :
     
    c'est un peu comme si, après avoir marché sur le pied de quelqu'un, vous lui donniez une gifle parce qu'il a crié de douleur.
      
    Se faisant, vous sacrifiez en fait l'interaction que vous pouvez avoir avec l'autre, et avec tous ceux qui peuvent soit partager son identité soit être d'accord avec son point de vue, pour le droit de faire une blague.
      
    Autrement dit, pour une chose qui censé être sans importance, vous êtes prêt à sacrifier des relations, des interactions, peut-être des amis...

    C'est donc que c'est loin d'être sans importance : contrairement à ce qu'elle semble dire, la réaction "ce n'est que de l'humour, c'est pas grave" vient en fait défendre quelque chose d'extrêmement important, auquel les individus sont suffisamment attachés pour faire des sacrifices non négligeables en son nom.
      
    Quel est donc cette chose qui se cache derrière le droit à l'humour ?
     
    Goffman souligne que l'embarras intervient souvent dans des situations où les individus sont amenés à devoir combiner plusieurs rôles apparemment contradictoires.
      
    Pourquoi l'embarras est-il si courant à la machine à café ou dans l'ascenseur ?
      
    Parce que dans ces lieux, des individus qui ne sont pas égaux - la chef de service et le secrétaire, l'enseignant chercheur et l'étudiant de première année, le médecin chef et l'aide soignant - se retrouvent dans une situation où ils devraient être égaux. Incapables de choisir entre ces différents rôles, ils se montrent embarrassés ce qui les protège pour la suite :

    En se montrant embarrassé de ne pouvoir choisir entre deux personnages, l'individu se réserve la possibilité d'être l'un ou l'autre à l'avenir. Il se peut qu'il sacrifie son rôle dans l'interaction présente, voire la rencontre, mais il démontre que, même s'il n'est pas en mesure de présenter maintenant un moi admissible et cohérent, il en est du moins troublé et tâchera de faire mieux une prochaine fois. [...] Dans tout système social, il est des points où les principes d'organisation entrent généralement en conflit. Plutôt que de laisser ce conflit s'exprimer au sein de la rencontre l'individu se place entre les deux termes de l'opposition.

    Ce dernier point souligné par Goffman nous renseigne bien sur notre cas : on pourrait penser que l'on se trouve dans une telle situation, mais sans la réaction attendue à celle-ci.
      
      
    En effet, la revendication de ceux qui se disent blessés par un trait d'humour met aux prises deux principes normatifs de notre système social : la légitimité de la revendication à l'égalité et au respect de tous d'une part, la spécificité de certains, porteurs de stigmates - par leur sexe, leur couleur de peau, leur âge, leurs activités, leurs préférences, leurs comportements, leurs sexualités ou autre -, dont on peut se moquer.
      
      
    On peut trouver d'autres contradictions encore : entre la revendication de la liberté de tous et l'enfermement de certains dans des rôles prédéfinis par exemple. Mais ces contradictions ne mènent pas à l'embarras : certains n'ont que faire de protéger leur face auprès d'autres, ils n'ont aucun intérêt à cela parce qu'ils ne se sentent pas égaux avec eux et n'ont donc rien à protéger sur ce plan.
      
      
    Ils veulent se croire dans la situation du PDG qui, passant à la machine à café, est conscient qu'il peut couper la file sans le moindre signe de remord parce qu'il n'a pas à se prêter au jeu de l'égalité formelle. Autrement dit, ils estiment avoir droit à un privilège, et, en se retournant contre la face de ceux qui les questionnent, ils le défendent.

    On dit que l'humour est la politesse du désespoir. Je pense que l'on peut ajouter que la revendication d'un droit à se moquer sans être responsable de ses actes est, quant à elle, l'impolitesse du désespoir : impolitesse parce qu'il s'agit bien de s'attaquer à l'autre plutôt que de maintenir l'interaction, désespoir parce qu'elle intervient chez des individus qui sentent que les privilèges qui ont été les leurs pendant longtemps sont désormais remis en question. J'ai déjà eu cette réaction :
      
    "ah mais écoute, si on peut plus faire des blagues sur les femmes, ce sera quoi après ? On pourra plus faire des blagues sur les noirs, les écossais, les belges...". On entend aussi régulièrement cette défense :
      
    "mais on fait des blagues sur tout le monde !". Sauf que lorsqu'une blague commence par "un type rentre dans un bar...", tout le monde sait que même si le type est un homme blanc - du moins, c'est ainsi que vous l'avez imaginé spontanément en lisant "un type rentre dans un bar" -, ce ne sont pas les hommes blancs qui sont visés...
     
     
    Sauf que tout le monde a fait l'expérience de blagues blessantes, et que ce que l'on revendique donc est un droit à blesser. Un privilège. Ni plus ni moins.



    Cette analyse ne se limite pas à l'humour.
      
    Il n'est pas rare que l'on s'entende dire que certains changements sont superflus pour les mêmes raisons, parce que les choses sur lesquelles ils portent ne feraient pas sens pour les individus : pourquoi abandonner l'utilisation de "mademoiselle" alors que les gens n'y font pas attention ?
      
    Pourquoi changer le nom des écoles maternelles, alors que, voyons, le soin des enfant est également réparti dans le couple ?
      
    (Hein ? Comment ça, ce n'est pas le cas, et le plus gros revient encore aux femmes ?
      
    Vous êtes sûrs ?) Seulement voilà : il y a des gens qui sont prêts à se battre pour que ces choses-là ne changent pas : il faut donc croire qu'elles ne sont pas à ce point sans importance. On peut quand même se demander pourquoi les forces les plus conservatrices se liguent soudain contre ces changements...
      
    Un autre prétexte est souvent qu'il y a des choses "plus urgentes à faire" : pourquoi alors refuser des petits changements simples et peu coûteux, en perdant beaucoup de temps à lutter contre ? Une fois de plus, si tout cela est sans importance, la réaction ne devrait pas être de détruire la face de l'autre...
      
    Toutes les protestations ressemblent au final à celle-ci : on commence par dire que ce n'est pas grave, que c'est sans importance, qu'il y a plus urgent... pour au final expliquer que "l'équité ne passe pas par l'égalité arithmétique" (je soupçonne l'auteur en question d'avoir eu son diplôme de philosophie en lisant le rapport Minc...).
      
    Autrement dit, il ne faudrait quand même pas dire qu'une société juste passerait par une égale liberté des individus à être ce qu'ils veulent, il faut quand même que les hommes restent des mecs, les femmes des gonzesses, et qu'on ne confonde pas. Comme toujours, ce que l'on dit sans importance a en fait suffisamment d'importance pour que l'on passe du temps à le défendre.

    L'analyse que je propose ici n'est pas en soi normative : elle se borne à remarquer que les gens défendent quelque chose quoiqu'ils en disent, et que ce quelque chose est un droit à objectiver les autres et à leur imposer ce qu'ils sont.
      
    Vous pouvez encore vous dire que, après tout, l'humour vaut bien la peine que certains soient blessés. Je vous inviterais alors à vous poser cette question toute philosophique : qui est le plus grand adversaire de Batman ?
      
      
      
    http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/03/limpolitesse-du-desespoir.html
     
     
     
     
     
     
     
     
    « Comment gérer vos émotions, qui vous hantent... »
    Partager via Gmail Delicious Yahoo! Pin It

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :